Dans Jacques le Fataliste, cet interminable récit à tiroirs, l'histoire commencée s'interrompt sans cesse pour laisser s'ouvrir un intermède, lui-même traversé par des événements imprévus, qui s'éparpillent en rebondissements multiples et font perdre le fil de la narration.
Nous allons nous intéresser au duo de Jacques et de son maître : « Chacun a son maître » affirme le Neveu de Rameau dans l’œuvre éponyme de Diderot. En effet, le XVIII siècle est marqué par une forte domesticité dans les maisons aisées. C’est cette caractéristique sociale qui est mise en scène dans Jacques le fataliste à travers le couple maître/valet que l’on voit évoluer tout au long de l’œuvre. Ce couple bien connu dans la littérature, n’échappe donc pas à la plume de Diderot. Cependant, ce couple est-il vraiment caractéristique de la relation maître valet ou est-ce une parodie de ces deux figures ?
I) Présentation des deux personnages :
1) Le maître :
Son identité reste inconnue : on ignore son nom, son prénom et son âge. Contrairement à d'autres romanciers ( tels que Balzac ou Zola, par ewemple ), Diderot n'établit jamais le portrait de ses personnages : il les fait parler, agir, évoluer. C'est au lecteur de déduire qui ils sont. « Racontez-moi les faits, rendez-moi fidèlement les propos, et je saurai bientôt à quel homme j'ai affaire » ( p.301 ), s'exclame Jacques. Telle est la méthode de Diderot, qui la prête à son valet. Le maître se définit donc d'abord par sa position sociale : il est le supérieur, celui qui commande.
Tout désigne que ce maître est un noble. Il porte l'épée ( p.325 ), privilège alors réservé à l'aristocratie. Il possède, selon ses propres dires ( p.279 ) un « nom » ( au sens d'un titre de noblesse ), un « état » (c'est-à-dire un rang élevé dans la société ) et des « prétentions » ( une grande ambition ). Ses amis et ses relations sont tous des gentilshommes, comme par exemple le chevalier de Saint-Ouin ; Desglands, « seigneur de Miremont » ; l'intendant de la province ( le gouverneur ). Son refus de se marier avec la jeune Agathe s'explique par une conception hautaine de l'honneur, qui oblige tout gentleman à maintenir la réputation de sa race. Sa vanité éclate quand il s'indigne que Denise lui ait préféré Jacques ( p.207 ) : à ses yeux, sa qualité de noble aurait dû lui faciliter tous les succès.
2) Jacques :
Comme son maître, le valet ne possède pas de patronyme. Il n'a qu'un prénom qui, pour le sauver de l'anonymat, ne suffit pourtant pas à l 'individualiser. Depuis le Moyen-Age, l'appellation de Jacques renvoie à un type social et littéraire : celui du domestique et du rustre. C'est à qui fait allusion le maître quand il réplique par agacement à son compagne de route : « Jacques tu te trompes, un Jacques n'est pas un homme comme un autre » ( p.207 ). Seuls son passé, ses actes et ses propos caractérisent le valet. Sur lui, les renseignements ne manquent pas, et nous avons même, au second tiers du livre, une sorte de portrait : « Il se conduisait à peu près comme vous et moi. Il remerciait son bienfaiteur pour qu'il lui fît encore du bien. Il se mettait en colère contre l'homme injuste ... Souvent, il était inconséquent ... Il était prudent avec le plus grand mépris pour la prudence ... Du reste, bon home, franc, honnête, brave, attaché, fidèle, très têtu, encore plus bavard, ... »
Cependant, on ne sait pas exactement qui est Jacques. Il est assurément d'humble condition, sans quoi il ne serait pas devenu valet. Son enfance s'est passée à la campagne. Ses grands-parents qui portent le nom de Jason étaient « brocanteurs » ( p. 153 ) ; son parrain Bigre était « charron » de village ( p. 239 ) ; à propos de sa mère, rien n'est dit et de son père, on sait qu'il lui a un jour demandé de mener « les chevaux à l'abreuvoir » ( p.35 ). Le renseignement est trop maigre pour en tirer quelconque conclusion. Peut-être Jacques appartient-il au milieu des petits artisans, comme Bigre ou comme la couturière Justine ( p. 239 ), dont il s'éprendra. Cette imprécision sur l'origine sociale du personnage s'ajoute à son semi-anonymat pour faire de Jacques un homme libre de toute attache, de tout passé. Aucune obligation ne pèse sur lui ; il est, il sera tel que la nature et le hasard l'auront façonné.
II) Une relation maître / valet bouleversée :
1) l’attitude contradictoire du maître :
Vis-à-vis de Jacques, l’attitude du maître est empreinte de contradictions. Tantôt, usant de son autorité, il entre dans de terribles colères, le bastonne, l’injurie, le traite de « maroufle », et lui fait durement sentir qu’un valet est un subalterne, congédiable à tout moment. Ce maître-là oublie rarement qu’il est maître.
Tantôt, au contraire, il manifeste une grande bienveillance envers son domestique. Il le console quand la mort (supposée) de son capitaine l’afflige, ou bien lorsque Jacques est blessé à la tête après être tombé de cheval. Enfin, il lui a promis de subvenir aux besoins de ses vieux jours. Ce maître sait être humain et, comme le remarque Jacques, « ce n’est pas trop la qualité des maîtres envers leurs valets ».
2) un maître au prestige diminué :
Cet homme qui a pour lui son rang social, sa bonne éducation et qui sait écouter, voit pourtant son prestige décroître à mesure que se déroule roman.
Il attend « en tremblant » que Jacques neutralise les brigands de l’auberge. En effet, indigné que ceux-ci aient tout dévoré au dîner et qu’ils maltraitent un valet, Jacques, pistolets aux poings, les enferme à double tour dans leurs chambres et emporte leurs vêtements. Dans le théâtre de Molière par exemple, les maîtres sont toujours courageux et les valets toujours des poltrons. Dans Jacques le Fataliste, tout se passe comme si le maître et le valet avaient échangé leurs qualités traditionnelles.
Ensuite, à deux reprises, le maître apparaît comme la dupe des évènements ou de sa naïveté. Pour n’avoir pas cru qu’une blessure au genou fût une des « plus cruelles », il tombera de cheval, se froissera le genou et devra reconnaître son erreur. Pour avoir cru en la vertu d’Agathe et dans l’amitié du chevalier Saint Ouin, il se trouve dans l’obligation peu honorable d’endosser la paternité d’un enfant qui n’est pas de lui. En effet, amoureux de cette jeune fille, le maître a demandé à son ami de l’aider à la séduire. Mais celui s’avérait être l’amant secret d’Agathe. Pour se faire pardonner, il lui propose de lui faire passer une nuit avec elle. En réalité, Saint Ouin n’est qu’un escroc puisqu’il prévient la police au moment crucial. Il avait imaginé ce guet-apens amoureux pour faire endosser au maître la paternité de son enfant.
Ce maître, enfin, s’ennuie dès qu’il est privé de son valet : il ne sait que « devenir sans sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques : c’étaient les trois grandes ressources de sa vie ». S’il conserve en apparence son autorité, dans la réalité il perd son autonomie et toute initiative : c’est toujours Jacques qui agit, qui commande les menus, qui choisit la chambre d’auberge. C’est encore lui qui, le plus souvent, parle.
Parfois, le maître paraît même perdre son sens critique : ainsi, quand il condamne le comportement vengeur de Mme de La Pommeraye, Diderot intervient pour le contredire. Alors que le maître s’indigne, l’auteur justifie sa conduite : c’est le désespoir d’avoir été abandonnée par l’homme qu’elle aimait qui est à l’origine de sa vengeance.
3) Un valet philosophe qui mène la danse :
Jacques acquiert progressivement la stature d’un philosophe. Son maître le qualifie d’ailleurs d’ « espèce de philosophe », puis de « philosophe » tout court ; et Diderot, intervenant en personne, dit que Jacques « se pique de philosophie ». Ce valet disserte en effet sur la liberté, sur les notions de bien et de mal, sur la vertu et le vice, sur la destinée humaine. C’est un adepte de la doctrine fataliste.
Ainsi, il s’institue sans complexe comme maître à penser. L’enseignement qu’il a reçu d’un certain capitaine dont il cite à tout moment sa pensée, lui donne l’autorité pour discourir sur le moindre incident, comme sur les plus grands problèmes de l’existence. Son maître, attentif et zélé, s’efforce d’argumenter avec lui, et tous deux, « disputent sans s‘entendre » pendant des heures durant.
Par ailleurs, le valet tire avantage de sa supériorité intellectuelle et pratique pour imposer ses choix et ses décisions comme nous l’avons dit auparavant. Le sang froid et l’habilité avec lesquels il analyse et dénoue une situation critique lui permettent de donner au voyage le rythme et les détours qui lui conviennent, sans avoir à s’en justifier. C’est vraiment lui qui mène le jeu. Sans tenir compte des désirs ou de l’impatience de son compagnon, il prend un malin plaisir à faire traîner sa monture sur le chemin, faire attendre les explications qu’exigerait son attitude, ou différer sa narration. Car Jacques est un conteur intarissable, et son maître est un auditeur dont la curiosité passionnée pour le récit de ses amours procure au serviteur l’immense satisfaction de se faire prier.
Enfin, bien qu’un valet doive en principe obéir à son maître, Jacques n’hésite pas à tenir tête au sien. Il fait preuve d’insolence lorsque son maître, furieux qu’on lui ait volé son cheval, se dispose à le battre. En effet, il réplique aussitôt : « Tout doux, monsieur, je ne suis pas d’humeur aujourd’hui à me laisser assommer. Je recevrai le premier coup, mais je jure qu’au second, je pique des deux et vous laisse là ». Egalement, le contrat de réconciliation établi à la fin de la querelle est beaucoup plus favorable au valet qu’au maître. Au terme de ce contrat, Jacques a le droit de tout dire et de tout faire, cependant, que le maître n’a que celui de le supporter. « Jacques mène son maître » admet ce dernier. Il affirme même sa supériorité. Par exemple, faisant allusion à l’épisode des brigands, Jacques dit : « Si, dans la chaumière où nous trouvâmes les coquins, Jacques n’avait pas valu un peu mieux que son maître … ».
III) Conclusion :
Ainsi, Diderot nous propose dans Jacques le Fataliste un renversement de la relation maître valet. Ici, le maître n’a de véritable existence que par rapport à son valet. Le comportement des personnages confirme cette première idée : l’attitude passive du maître contraste avec l’ingéniosité et la vivacité du valet.
Notamment, on pourrait voir dans cette œuvre une satire de l’autorité. Le lecteur se demande qui, en définitive, est le maître de qui. Appeler un personnage « maître », comme le fait constamment Diderot, serait une façon de souligner la dépendance de ce personnage. Ce maître l’est de quelqu’un, mais sans ce quelqu’un, il ne serait pas maître. Ainsi, le roman affirme et nie tout a la fois la supériorité du maître de Jacques.